Ma ruine



Depuis 13 ans, j’étais photographe pigiste aux USA.
C’est un métier passionnant, mais très difficile : "beaucoup d’appelés, peu d’élus". Je passais beaucoup de temps et d'argent à démarcher. Les boulots tombaient 3 mois plus tard, les publications 3 mois encore plus tard, le salaire et le recouvrement de mes frais engagés 3 mois encore plus tard.
Mais grâce à mon talent, ma ténacité, mon professionnalisme (école prestigieuse de deux ans en Angleterre, stages avec les plus grands maîtres) et mon éclectisme (photo de plongée, aviation, mode, charme, pub, glaciers, labo, informatique, etc.) et 13 ans de bonnes relations avec mes clients, j’avais fini par me faire connaître aux USA et vivais très agréablement.
Une agence photo anglaise me donnait beaucoup de travail dans les milieux maritimes.
J’avais acheté deux ans auparavant (80 % cash, 20 % crédit) une grande propriété au Canada, près de Vancouver et dépensé beaucoup d’argent pour la transformer en business photo promu à un grand avenir : The Studio In The Woods, à Maple Ridge (voir mon site web). Je dois payer les traites mensuelles.
Ma petite amie Nicole n’apprécie déjà pas trop mes petits déplacements fréquents.
En Février 93, je reçois un fax de Erik S******, managing director d’Eurotri, toute nouvelle société de cherche archéologique sous-marine (la 3e ou 4e qu'il a crée et mise en faillite, ce que j'ignorais alors), me déclarant qu’il venait de signer un contrat avec le gouvernement de la Mozambique et comme convenu depuis 1986 (époque où il n'avait contacté pour vendre mes photos sous-marines et nous nous étions rencontrés lors d'un de mes passages à Paris), je serai employé comme photographe de l’expédition, pour plusieurs années, au moins trois.
Erik S****** est très enthousiaste et l’affaire est conclue, nombreux fax échangés entre moi-même et T****** P*****, le chef archéologue de l’équipe et bras droit de Erik S****** et "opérations manager" d’Eurotri.
Mon emploi est assuré, verbalement et par fax écrits, avec toutes les modalités, mais pas de contrat signé officiellement (grosse erreur de ma part…., mais quand on est jeune et enthousiaste….)
J'arrête donc mes démarches de pigiste. En Juin 93, alors que je travaille aux Bermudes, grâce à l’agence anglaise, j’ai confirmation par Erik S****** et T****** P***** que l’expédition est sur pied et mes services requis.
J'abrège mon boulot aux Bermudes. L’agence anglaise ne me le pardonnera jamais, 13 ans de bonnes relations brisées, mais je préfère l’expédition archéologique de Erik S******, car emploi passionnant, grande expédition, publications, etc.. Si on découvre une ou plusieurs épaves, je suis le photographe officiel de l’expédition, à moi " National Geographic " et autres gloires.
Erik S****** et T****** P***** me répètent constamment que, même si on ne découvre rien de valeur, il y a assez d’argent pour continuer les recherches avec le bateau pendant 3 ans. Je serai le pilote et le responsable de l’ULM de reconnaissance aérienne, le photographe terrestre, sous-marin et aérien, le responsable du labo photo du bord, en charge de l’envoi informatique des données et photos du bateau à Paris, plongeur et l’interprète Anglais/Français. Les détails relatifs à mon emploi et retour en France sont échangés par fax entre T****** P***** et moi-même. J’effectue à grands frais (à mes frais) un stage au Texas pour la photogrammétrie sous-marine en stéréo, afin de connaître les dernières techniques de cartographie sous-marines.
Je donne aux confrères mes boulots décrochés pour les six mois à venir. Je vends à bas prix, car en trop peu de temps (un mois et demi à Los Angeles entre les Bermudes et La France, en passant par le Texas et San Diego), une grosse partie de mes outils de travail terrestres (système flash studio Balcar, système Hasselblad, etc.), ma voiture, mes meubles, ma super chaîne hi-fi, télévision et magnétoscope, une partie de mon système informatique Macintosh, ainsi que tout ce qui est trop lourd ou ne fonctionne que sur le 110 Volt/60 Hz des USA. Jusqu’aux fourchettes, serviettes, enveloppes, etc., car trop cher à transporter ou stocker.
Je réinvestis toute cette "fortune bradée" en matériel photo professionnel sous-marin (la stéréogrammètrie requiert des systèmes photo sous-marins complets et comme ces appareils très chers cassent rapidement en usage intensif, il faut au minimum 3 systèmes), en équipement de plongée très performant, en matériel informatique. Le tout au prix fort, car pas le temps de discuter.
Je dépense sans hésiter car Erik S****** et T****** P***** m’ont déclaré clairement que je serai payé à partir du 1er Novembre, même si le départ de l’expédition devait être retardé. J’ai pris mes renseignements d’après d’autres sources aussi et ai confirmation que le bateau de 46 m a bien été acheté par Eurotri pour 3 500 000 F, et que le contrat avec la Mozambique existe bien. Je me sens donc en sécurité et suis heureux de joindre cette expédition, sans un sou de côté, mais capable d’assurer décemment ma profession pendant trois ans, avec assez de matériel pour mener à bien toutes mes photos, en dépit de l’isolement que notre bateau subirait car impossible d’être à quai dans le pays le plus pauvre du monde avec des trésors à bord.
J'organise le transport par air de mes 12 caisses d’équipement ($3750), proprement assuré. Je quitte mon appartement, trouve et forme, tant bien que mal, une personne pour s’occuper des ventes en cours de mes photos aux magazines du monde entier, ce que je ne pourrai pas faire durant cette expédition.
Je m’occupe aussi de l’ULM : je suis pilote d’avion de tourisme, pas d’ULM. J’achète donc des vidéos sur ce sujet, un programme informatique pour les atterrissages et effectue un petit stage ULM ($2000) à San Diego.
Je fais aussi un stage de survie en plongée (Padi Rescue Course) à Los Angeles ($500), histoire d’être très utile à bord. Je suis un individu très actif et consciencieux.
Je suis aussi très motivé par cette expédition car elle correspond parfaitement à ce que j’aime et à mes capacités. On m’assure aussi que j’aurai ma propre cabine avec air conditionné. Je suis donc heureux et n’ai pas d’arrière pensées pour le "bradage" de mes possessions et boulots futures et le payement de mes traites canadiennes.
Le tout en temps record : un mois et demi. Erik S****** et T****** P***** me pressent pour assister à des réunions qui, je l'apprends après coup, n’ont pas toujours lieu, et le bateau Eurotri doit partir de La Rochelle dans un mois.
Je prends l’avion le 10 Octobre 93 de Los Angeles à Paris et de Paris à La Rochelle.
Arrivé sur Eurotri I, je rencontre les autres membres de l’équipe, des spécialistes en archéologie, plongée, navigation, sécurité, etc. J’investis pour aménager le labo photo et ma cabine et les rendre opérationnelles. Je dois louer une voiture pour aller aux cours de mise en main de l’ULM chez Mignet, à 100 km de La Rochelle, je dépense beaucoup d’argent en films et développements pour le dossier de la Mozambique. Le tout à mes frais, sur le peu de fonds qui me reste.
Arrive la catastrophe : l’expédition est menacée : une semaine : on part ; la semaine suivante : on ne part plus. Ceci pendant 4 mois. ENFER. ENFER. ENFER.
Le contrat avec la Mozambique est signé par le ministre de la culture (qui, au Mozambique, pays le plus pauvre du monde, n’est rien) et sans l’accord du premier ministre ou du président.
Et il n’y a pas de plan rechange. Une compagnie anglaise a fait une meilleure offre au gouvernement africain. Les financiers coupent tout apport d'argent. La vie à bord devient une survie. Impossible de retourner d’où je viens tout de suite, car l’expédition peut partir du jour au lendemain. Mais cela s’éternise. Ma petite amie me lâche, mes copains américains effectuent mes boulots. Je m’épuise en attente.
Les expéditions de ce genre sont souvent aventureuses. Nous en sommes tous conscients. Les accidents arrivent. MAIS…..
Philippe Naveau, le financier d’Eurotri, qui a tout perdu, lui aussi, a fait une enquête approfondie sur la cause de cette faillite, et m'a déclaré le 20 Jan 94 (conversation que j'ai pris soin d'enregistrer) : -" Erik S****** savait que le contrat Mozambique - Eurotri était annulé depuis le 13 Mars 93". Il a cependant mis des annonces, recruté une équipe (dont moi en sept 93), sans aucun contrat écrit, et a su convaincre le financier d’investir 90 millions dans son projet, pour en récupérer de très gros salaires, tous ses frais grands luxes et les commissions énormes sur les achats d'équipements.
S******, beau parleur, incompétentà mener une quelconque opération archéologique, avide et sans scrupule, a toujours raté tous ses projets et laissé une traînée de victimes derrière lui (voir plus loin).
S****** m’a demandé de venir travailler pour Eurotri, de Californie à La Rochelle. Il était pleinement conscient du chamboulement que cela allait créer dans ma vie, mais vu la poursuite judiciaire entamée par son photographe précédent, Béni Trutmann, il avait sans doute du mal à trouver des photographes en France. Il savait que j’étais gentil et confiant et loin des rumeurs de la France.
Parmi les autres membres de l’expédition, beaucoup avaient abandonné leur travail stable, fait de gros préparatifs, etc. Chacun, sauf moi, est donc rentré dans ses foyers, la queue basse.
T****** P***** déclare qu’il n’était pas au courant de l’annulation du contrat quand il me faxait les détails et les dates de mon emploi avec Eurotri, quand j’étais aux USA.
Ma situation devient tout à coup dramatique : je n’ai pas de ressource, pas d’emploi, pas de logement, pas de voiture, pas de meubles et ne connais personne en France. Je dois aussi toujours payer mes traites de ma propriété Canadienne, mon assurance sur mon matériel photo, mon assurance médicale, mes cotisations de cartes bancaires, ma boîte postale de Los Angeles où arrive tout mon courrier business, la personne qui s’occupe de mes photos en Californie, etc.
Je n’ai plus assez d’argent pour retourner aux USA, encore moins pour y racheter de quoi vivre : voiture (indispensable en USA), téléphone, location et caution appartement, rachat matos photos terrestre, frais de photos, et de quoi "tenir" jusqu’à ce que mes premiers paiements arrivent.
Je dois vendre mon studio photo de Vancouver. Mais comme je n'ai pas de passeport canadien et que j'ai acheté cette propriété depuis moins des trois ans, je dois payer de la TVA et après la vente, j'ai encore des dettes !
Je souffre énormément de l’abandon de ma petite amie.
En France, je ne peux même pas louer un appartement car on me demande les trois dernières fiches de salaire et de logement, et des cautions inabordables.
Je n’ai pas droit au chômage ou ASSEDIC, mon matériel photo sous-marin très spécialisé sera très long et difficile à revendre, je ne connais personne.
Les emplois en photographie se font de bouche à oreille, entre gens qui se connaissent. En plus il faut résider à Paris pour ces boulots, et il faut des fonds pour y vivre. J’ai dépensé des fortunes en tirages couleur pour envoyer des dossiers à Petron, Cousteau, Rives, Delauze, etc. j’ai contacté en vain Apnéa, Océans, Le Monde de la Mer, etc.,
Mon âge : 40 ans est un obstacle pour beaucoup d’employeurs, je ne comprends pas pourquoi, les formations continues me sont refusées.
Mon vocabulaire photo, informatique, plongée est surtout anglais et les Français ne comprennent pas que je ne connaisse pas les mots français.
Je suis donc passé en trois mois, de l’état de photographe "editorial free lance" vivant confortablement en Californie, dans un bon environnement professionnel et social (appart, voiture, boulots, amies, amis, les boulots qui tombaient régulièrement), à l’état de SDF, chômeur, seul et sans ressource, avec des difficultés de langue, dans mon pays natal. Je dois vendre, en plus, à très grosse perte, juste pour rembourser le crédit et la partie de mon ex copine, ma propriété de Vancouver. Le tout par fax, à 10 000 km de là.
Je perds tout. Le moral est bas.
J’ai écrit à Erik S****** pour voir s’il pourrait me dépanner temporairement en me prêtant son appartement à Paris. Sa réaction fut très révélatrice : je le cite : - "Monsieur Fournier, vos problèmes financiers sont ridicules par rapport aux miens". ??????? On en reparlera quand il sera, lui aussi, SDF. S****** a bien préparé son affaire : toute l'équipe, trop enthousiasme, a été engagée sur fax sans valeur juridique et toute sa fortune est au nom de sa femme : il n'est pas solvable. Les avocats nous déclarent que cela coûterait cher et que la situation est perdue d'avance.
Bon, il semble que ma grande carrière de photographe/journaliste/plongeur, jusque là bien lancée, se termine par une belle plongée à La Rochelle.
Il ne me reste pas beaucoup de solutions. Peut-être offrir mes mémoires à la presse ?
Je n’ai même plus de quoi acheter un billet d’avion pour retourner où je me sens bien, les USA. Je flippe.
Tout s’est écroulé car je fus trop confiant, sans doute non habitué aux façons françaises, où l’on se lance à corps perdu dans des opérations aux fondations trop légères et sans assumer après l’échec, en traitant ses employés comme des pions.
Ma situation n’est pas brillante. J’essaie de trouver des solutions. Je n’en trouve pas.
Erik S******, qui habite une très luxueuse maison à La Réunion, et ne s’intéresse absolument pas au sort de ses membres d’équipage, ne pourra pas acheter la nouvelle maison, encore plus luxueuse, qu’il convoitait. La vie est des fois très dure. Il vient de vendre son agence d’illustration "S****** Productions" (bien sûr au nom de sa femme), à Paris. J’espère qu’il va en tirer un bon prix, car c’est un bon business sympa qui a l’air de bien marcher. J’espère qu’il ne sera jamais obligé de vendre son appartement à Paris, car il doit lui être très utile quand il y va chaque année. Je sais maintenant les difficultés qu’il y a à trouver un logement dans notre capitale.
Heureusement, Philippe Naveau me permet de rester sur le navire. Philippe Naveau a aussi perdu toute sa fortune dans cette affaire. Je fais le gardiennage.
La vie n’est pas très gaie, dans le port industriel de La Pallice, désert, froid et lugubre. Il n’arrête pas de pleuvoir. C’est à se flinguer cet endroit ! Je ne connais personne en France car je n’y avais pas mis le nez depuis si longtemps. C’est dur de se faire des amis quand on est chômeur, avec 000 Francs sur son compte en banque, pas de logement, pas de voiture, pas de meubles, pas de petite amie. Je me sens bien seul et au bout du rouleau.
Philippe Naveau doit avoir de graves problèmes financiers, car il n’a pas pu tenir ses promesses. L’agence maritime parle de coupure d’électricité et de téléphone et de saisie du bateau. J’espère qu’ils nous préviendront à temps pour que je puisse mettre ailleurs (où ?) mon matériel. Et où irais-je ?
J’ai passé ces deux derniers mois à envoyer des dossiers pour trouver du travail, en mettant le fax du bateau pour réponse. La ligne du fax a été annulée, sans préavis. Mon moral a encore baissé. Voir mon poème "les poireaux ravagés" à la section textes des reportages.
Et en 1999 S****** recommence ! Il crée une nouvelle structure "Goupe S******" avec compte au British Virgin Island et fait d'autres victimes. Il soutire 2 200 000 F à Antonia Goodland (voir son témoignage poignant, plus loin, elle est ruinée), et n'a jamais fait un seul geste pour m'aider, ni moi ni les autres, ou offrir du travail sur sa nouvelle expédition. Pourquoi n'avoir toujours pas, par exemple, repayé le vol manifeste de matériel de Plongée Espace (voir l'attestation, plus loin) ?
je ne peux oublier mes mois SDF à Paris, suivi de quatre ans de vache enragé, car sans client et sans matos c'est très dur. Ma santé et mon moral ont été détruits.

Christian Fournier


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